Écrire le désastre: Gaza 2023
Comment dire l’indicible ? À Gaza, la violence dépasse l’entendement : bombardements incessants, morts anonymes, lieux dévastés, et un peuple réduit à des chiffres. Les mots peinent à saisir cette réalité brute où la mort devient orgie. Face à cette « wahshiya » – sauvagerie sans limite – écrire, c’est résister, tenter de restituer ce qui défie toute représentation. Premier de trois articles.
Comment écrire le désastre ?
Gaza 31 décembre 2023
Par Houria Abdelouahed*
Comment exprimer l’innommable ? Comment intégrer l’inintégrable, ce qui excède les capacités d’imagination et de représentation ? Ce réel qui se heurte à un blanc de la pensée. Avec quels mots écrire sur ce qui pétrifie la sève des mots ? Quelle écriture pour rendre compte d’une violence où la mort devient orgie, extermination, meurtre de masse ? Comment restituer la déflagration d’une cruauté qui réduit à néant l’humain ? Les mots sont les voiles de la chose. Comment peuvent-ils dire la chose nue, la restituer dans sa brutalité, sa wahshiya ? Wahshiya renvoie à la sauvagerie qui anéantit les humains et saigne les lieux. Le lieu lui-même devient wahish, désert, sauvage, incertain, inquiétant.
Le lieu n’abrite plus. Les bombardements s’intensifient (dépasse aujourd’hui l’intensité de la bombe d’Hiroshima), les immeubles s’écroulent sur leurs habitants, s’effondrent avec les vivants. Lorsqu’ils ne meurent pas, ils agonisent à petit feu sous les décombres. Aucun moyen de les déterrer. Les hôpitaux bombardés, les écoles bombardés, les ambulances bombardées, le convoi de l’ONU bombardé. Des enfants avec des yeux hagards, mutilés, sans médicaments, des opérations sans anesthésie. L’horreur au fil des jours et des nuits!
Mahmoud Darwîsh en 1982 écrit :
« C’est un autre exil. Inutile d’écrire ton dernier testament ». Or, il n’y a plus d’exil. Et lorsqu’il disait « la mer est prête pour nous », il ne pouvait imaginer que Gaza deviendrait une prison sans issue. Seule ouverture, un ciel qui n’entend plus les cris des enfants et des adultes, les hurlements des mutilés, les pleurs des affamés. La spiritualité a déserté les lieux du carnage. Nul ange mais un ciel qui pleut des bombes. « Ciel ! Tu es la mort »[1].
« Nulle foi qui soit à sa mesure », disait Blanchot à propos du désastre.
Jean Genêt ! Tu as écrit : « Ne me dites surtout pas ce que vous avez vu à Chatila, je vous en prie. Mes nerfs sont trop fragiles, je dois les ménager afin de supporter le pire qui n’est pas encore arrivé. ».
C’est arrivé. « Où tu tournes ta face, la destruction »[2].
Sur la chaine Al-jazeera, les images en direct : Des cadavres sur le sol ensanglanté. Ceux qui sont encore en vie courent pour mettre leurs morts dans des fosses communes. Mahmoud Darwish ! Toi qui te posais la question sur qui allait s’acquitter du rituel en lavant les morts, sache que l’eau est coupée, que les cadavres se décomposent dans les rues ou sous les décombres, qu’ils sont dévorés par les chiens, que la faim est une arme de guerre qui tue les rescapés, que ton peuple est réduit à des chiffres. Aujourd’hui plus de 20 000 morts à Gaza depuis le 7 octobre, plus de 7000 disparus, plus de 8000 blessés[3] sans compter les disparus. Les chiffres, comme les aiguilles d’une horloge, ne s’arrêtent pas, augmentent toutes les minutes. L’OMS avertit des risques d’infections.
Trop lourde de sa culpabilité, l’Europe ne condamne pas les descendants de ses victimes d’hier qui exterminent ceux qui n’ont pas participé à l’Holocauste. On fait payer à un peuple qui n’est en rien coupable de la Shoah la note. Cet Occident qui n’ignore pas ce passage où Hector demande à sa femme de veiller sur leur fils en disant : « La guerre est une affaire d’hommes. L’enfant est l’avenir de l’humanité », se tait devant les assassinats des enfants. Comme il se tait lorsque les gens de Gaza sont traités d’animaux[4].
« Qui nous enterrera si nous mourons ?
Nous sommes nus. Ni l’horizon nous voile ni la tombe nous abrite »[5].
Avant ce déluge de bombes sur Gaza, Kafr Qassem, Deir Yassine, les villages entièrement rasés[6]…
Devant l’image des hommes enlevés, mis nus et filmés devant une fosse commune[7], devant des morts privés des rituels funéraires, lorsque les cadavres se comptent par milliers, lorsque la promesse de vie est étouffée devant « l’isolement écrasant et l’indifférence »[8], lorsque pour la première fois de l’histoire, un Président d’une grande puissance met son veto, non contre la guerre, mais contre l’arrêt des massacres[9], nous sommes devant un théâtre non seulement de la cruauté, mais de l’obscénité. Là est le désastre. Un désastre qui fait penser à cette phrase de Hishashi Tôhara après le constat du ravage engendré par la bombe atomique :
« Impossible de croire que cette scène appartenait au monde ».
Devant le déchainement des pulsions de destruction, les mots s’affolent, s’agitent, ne désignent plus. Désubjectivation ? Désobjectalisation ? Pulsion de mort ? Instinct de mort ? Fades, insipides, les mots ressemblent ici aux sculptures de Selim où les corps des irakiens restent suspendus sur une arche de Noé qui jamais n’arrive à la terre ferme. Privés d’enracinement, les mots perdent la verticalité du sol et leur autochtonie.
Devant l’insoutenable, devant le silence scandaleux des gouvernements arabes et occidentaux, devant le vacarme assourdissant des bombes, devant la volonté d’extermination d’un peuple et l’effacement de ses lieux[1], je comprends la lutte de mon père et ceux qui ont milité pour la dignité humaine.
Je comprends cette parole d’Octavio Paz : « Contre le silence et le vacarme, j’invente la Parole, liberté qui s’invente elle-même et m’invente, chaque jour ».
Recourir à la parole, inventer une parole qui témoigne de ce qui a eu lieu au nom, non de la communauté nationale, mais au nom de l’appartenance à l’espèce humaine. Au nom de l’humanité.
[1] Tel est le titre de l’ouvrage de J. Altounian, PUF, 2019.
[2] Mahmoud Darwîch, Madîh Addil Al’âlî, Éd. Dâr Al-Awda, Beyrouth, 1984, p. 15.
[3] Beaucoup de médecins ont été enlevés ; les médicaments manquent cruellement ; on ampute les gens sans anesthésie
[4] Le ministre de la défense israélien Yoav Gallant : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence ».
[5] M. Darwich, Madîh Addil al’âlî, p. 60.
[6] Le massacre de Deir Yassin le 9 avril 1948 ; celui de Kafr Qassem eut lieu le 29 octobre 1956 ; celui de Sabra et Chatila le 18 septembre 1982 ; plus de 500 villages détruits, des arrestations continus, des mineurs incarcérés…
[7] L’avilissement désigne une attaque des assises narcissiques des individus.
[8] E. Said, Réflexions sur l’exil, Actes Sud, 2008, p. 249.
[9] https://www.heidi.news/monde/le-veto-americain-etouffe-gaza-et-entrave-biden. Rappelons que Bush a frappé l’Irak sans l’accord de l’ONU. Ce qui en dit long sur le rapport des gouvernements américains au Droit International.
[10] Adonis, « Ciel ! Tu es la mort », trad. Houria Abdelouahed.
* Houria Abdelouahed, professeure des universités (Université Sorbonne Paris Nord), psychanalyste et traductrice, est notamment l’autrice de « Figures du féminin en Islam » (PUF, 2012), « Les Femmes du prophète » (Seuil, 2016). Elle a également écrit « Violence et islam » (Seuil, 2016, traduit en quinze langues) et « Prophétie et pouvoir » (Seuil, 2019) avec Adonis, dont elle a traduit le grand opus « Le Livre » (al-Kitâb). Son livre le plus récent, « Face à la destruction: Psychanalyse en temps de guerre » est publié chez Les femmes.