A Gaza « rien de nouveau » ?

À Gaza, la barbarie s’intensifie dans un silence assourdissant. 40 % des 41 909 morts sont des enfants, écrasés par les bombes et la faim. Pendant ce temps, le monde détourne le regard : des milliards investis dans des rites sacrés ou des calculs géopolitiques, mais rien pour ceux qui agonisent. À Gaza, la vie meurt chaque jour, et l’indifférence mondiale résonne comme un second crime.

31 décembre 2024

Par Houria Abdelouahed*

1- Cette année, plus de 2 400 000 de musulmans sont allés à la Mecque pour le pèlerinage.

La vie continue car à Gaza, rien de nouveau.

Le nombre de victimes augmente chaque jour. 41909 palestiniens tués à Gaza. 40% sont des enfants. La destruction continue. Affamés, épuisés, assoiffés, souffrants, rongés par la maladie, sans hôpitaux, sans abris, les gazaouïs meurent plusieurs fois par jour. Les pèlerins tournent autour de la Mecque et lapident Satan avec des pierres achetées aux marchés. Le sachet passe de 20 à 30 euros. Faisons le calcul : un sachet par pèlerin : combien gagne l’Arabie saoudite qui reste les bras croisés devant la famine des gazaouïs et le manque d’hôpitaux ?

Car à Gaza rien de nouveau. Sauf que les bombardements s’intensifient, que les humains continuent à souffrir, que les atrocités dépassent celles des pires cauchemars.

Les pèlerins ont la mémoire courte.

La terre sacrée, où ils se rendent chaque année, ne fut-elle pas foulée et piétinée par les Marines, pendant la première guerre du Golfe, avec leurs lots de plaisirs pour donner le moral aux combattants ? Les avions ne sont-ils pas partis de Dahran qui était une base militaire pour frapper les irakiens ?

Les milliards gagnés par l’Arabie saoudite auraient pu être versés aux hôpitaux, auraient pu servir à l’achat des médicaments, à la nutrition des humains qui agonisent au fil des secondes, des minutes, des heures, des jours, des semaines et des mois. Des millions de dollars dépensés pour acheter les cailloux qui servent à frapper Satan. D’où vient cette anesthésie de l’affect et de la pensée ? D’où vient cette cruauté ? Comment les humains peuvent-ils voir ce qui se passe à Gaza et dire : rien de nouveau.

2- À Gaza, rien de nouveau.

Sauf que les gens n’en finissent pas ce se déplacer, les enfants d’être piétinés, meurtris, mutilés, lorsqu’ils ne sont pas morts, par des attaques sans relâche, des bombardements interminables.

A-t-on pris le temps de réfléchir sur les séquelles d’un tel traumatisme ?

L’enfant – dont les capacités psychiques de création de liaisons sont encore fragiles – se trouve « catapulté » dans un monde insécure où le crime sévit, où le sang coule, les individus explosent, les immeubles s’effondrent. L’Autre proche dont l’enfant a besoin n’a pas toujours, compte tenu du contexte qui annule ou amoindrit ses propres capacités de contenance, la capacité de contenir les angoisses de l’enfant ou de le secourir.

Les soins maternels à travers le holding et le handling sont une donnée essentielle et nécessaire au développement affectif et libidinal de l’enfant. Ici, où les chercher ?

Quel devenir, alors, pour cet enfant arraché à l’enfance par des excitations trop violentes qui lui sont imposées ? Comment lier psychiquement une excitation qui dépasse les capacités représentatives car trop violente et par définition effractive ? Comment survivre psychiquement lorsqu’on a assisté à autant de cruauté ? Qu’advient-il des capacités de symbolisation, de représentance et de subjectivation chez des enfants arrachés au jeu et à la fantasmatisation, au profit du déchainement de la pulsion de destruction et l’acte insensé de cruauté ? Quel est impact de l’acte sanguinaire sur la psyché de ces enfants ? Quelles empreintes psychiques laisse la vision du sang et la mort ou l’agonie de ses propres parents ?

Quels mots serviront à dire l’insoutenable ? Fragilité du langage face à l’horreur !

Le mot lui-même devient incertain, boite, trébuche et finit par tomber, s’effondrer lorsque l’Autre proche a déserté la scène laissant l’enfant sans étayage.

Comment oser parler, alors, de l’enfance face à ce qui écrase même les capacités psychiques de l’adulte ? Et quel avenir pour ces enfants qui ont vécu l’insoutenable qui court-circuite la mentalisation et pulvérise la fantasmatisation ? Quel avenir pour ces enfants qui ont côtoyé les expressions extrêmes de la pulsion de mort ? Et quelles traces ont laissé les scènes d’un pur réel de destructivité ?

« Vie mutilée », disait Brecht au sujet de l’exil.

Mais existe-t-il un exil plus radical que l’arrachement de l’enfant à son enfance et que son expulsion hors la tendresse humaine ?

3- L’ONU aujourd’hui, face à l’extermination du peuple palestinien, a du mal à imposer le cessez- le feu à Israël. Le « plus jamais ça !» se casse sur le roc de l’hégémonie américaine et son allié Israël, de l’aide inconditionnelle de l’Allemagne et de l’Angleterre, et bien entendu du silence des pays du Golfe et de l’Egypte.

Devant le Droit international bafoué, les prôneurs de démocratie en Occident soutiennent ouvertement le gouvernement de Netanyahu qui dit et crie : « La Bible dit qu’il y a un temps pour la paix et un temps pour la guerre. L’heure est à la guerre ». « La victoire commence par faire la distinction entre le Bien et le Mal, entre le vrai et le faux», a-t-il poursuivi.

Netanyahu fait référence à la Bible pour justifier l’agression israélienne contre les Palestinien.ne.s dans la bande de Gaza et cite, afin de justifier la barbarie d’Israël dans l’enclave palestinienne soumise à un siège total, l’injonction biblique de se souvenir de ce que les Amalécites ont fait aux Israélites,. « Avec des forces partagées, avec une foi profonde dans la justice de notre cause et dans l’éternité d’Israël, nous réaliserons la prophétie d’Isaïe » (60:18), lance-t-il à la face du monde.

Charles Enderlin dans son livre Israël. L’agonie d’une démocratie, soulève la question de la montée de l’extrême droite. Les ultra-orthodoxes et les messianiques qui soutiennent Netanyahu plaident pour un enseignement religieux. Mais cet aspect religieux radical montre le désir d’expansion au nom de la religion. Netanyahu dit : «en un siècle, on a réalisé notre dessein premier ».

Mais dès qu’on critique la politique du Gouvernement d’extrême droite israélien, on est considéré comme des antisémites, oubliant que les arabes sont aussi des sémites. Comme on oublie que :

1- le nazisme est né en Occident – comme d’ailleurs l’affaire Dreyfus.

2- les juifs et les arabes ont vécu en partage pendant des siècles. Je rappelle qu’en mars 1492, Isabelle de Castille et le roi Ferdinand II d’Aragon décrètent l’expulsion des juifs de leurs royaumes. Contrairement à ce que l’on dit souvent, les rois Catholiques n’ont pas laissé le choix aux juifs de se convertir au christianisme ou de s’exiler. Ils ont décrété l’expulsion pure et simple, sous peine de mort et de confiscation de leurs biens. L’édit décréta la nécessité d’éradiquer la présence des juifs.

Aujourd’hui, nous assistons à une barbarie qui ne peut s’exprimer par des mots. Lorsque Mahmoud Darwich disait « la mer est prête pour nous », il ne pouvait imaginer que Gaza deviendrait une prison sans issue. Seule ouverture, un ciel qui n’entend plus les cris des enfants et des adultes, les hurlements des mutilés, les pleurs des affamés. La spiritualité a déserté les lieux du carnage. Nul ange mais un ciel qui pleut des bombes. La mort vient de la terre et du ciel. « Où tu tournes ta face, la destruction » (Mahmoud Darwich). Un véritable désastre.

« Nulle foi qui soit à sa mesure », disait Blanchot à propos du désastre.

Trop lourde de sa culpabilité, l’Europe ne condamne pas les descendants de ses victimes d’hier qui exterminent ceux qui n’ont pas participé à l’Holocauste. On fait payer la note de la Shoah à un peuple qui n’en est en rien coupable. Cet Occident, qui ne peut ignorer le passage de l’antique épique où Hector demande à sa femme de veiller sur leur fils en disant : « La guerre est une affaire d’hommes. L’enfant est l’avenir de l’humanité », se tait devant les assassinats des enfants. Comme il se tait lorsque les gens de Gaza sont traités d’animaux. Le ministre de la défense israélien Yoav Gallant dit : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence ».

Bien avant ce déluge de bombes sur Gaza, il faudrait se souvenir de Kafr Qassem (le 29 octobre 1956), Deir Yassine (le 9 avril 1948) et puis Sabra et Chatila, le 18 septembre 1982 ; plus de 500 villages détruits, des arrestations continues, des mineurs incarcérés … Depuis 1948, la population palestinienne est bombardée, assiégée, maltraitée. Levinas après Sabra et Chatila dit : « Se réclamant de l’Holocauste pour dire que Dieu est avec nous en toutes circonstances est aussi odieux que le  »Gott mit uns » qui figurait sur les ceinturons des bourreaux ».

Devant l’image des hommes enlevés, mis nus et filmés devant une fosse commune5, devant des morts privés des rituels funéraires, lorsque les cadavres se comptent par milliers, lorsque la promesse de vie est étouffée devant « l’isolement écrasant et l’indifférence » (Edward Saïd), lorsque pour la première fois de l’histoire, un Président d’une grande puissance met son 3ème veto, non contre la guerre, mais contre l’arrêt des massacres, nous sommes devant un théâtre non seulement de la cruauté, mais de l’obscénité. Là est le désastre. Un désastre qui fait penser à cette phrase de Hishashi Tôhara après le constat du ravage engendré par la bombe atomique : « Impossible de croire que cette scène appartenait au monde ».

Dans la fiction, Achille rend le corps de son adversaire au vieux Priam. C’est le sens même de l’éthique.

Les corps des gazaouïs sont laissés sans sépulture sur leur propre terre.

L’histoire jugera ceux pour qui à Gaza, rien de nouveau.

* Houria Abdelouahed, professeure des universités (Université Sorbonne Paris Nord), psychanalyste et traductrice, est notamment l’autrice de « Figures du féminin en Islam » (PUF, 2012), « Les Femmes du prophète » (Seuil, 2016). Elle a également écrit « Violence et islam » (Seuil, 2016, traduit en quinze langues) et « Prophétie et pouvoir » (Seuil, 2019) avec Adonis, dont elle a traduit le grand opus « Le Livre » (al-Kitâb).  Son livre le plus récent, « Face à la destruction: Psychanalyse en temps de guerre » est publié chez Les femmes.