Deleuze, Darwich : par-delà le « pacte dénégatif »

Sous les regards croisés du poète Mahmoud Darwich et du philosophe Gilles Deleuze, la déshumanisation et la mise à l’écart des Peaux-Rouges et des Palestiniens ne sont pas sans rapport. De plus, la destruction de ces peuples s’accompagne d’un « pacte dénégatif » – d’une attaque contre la pensée – chez des agresseurs confrontés à l’insupportable contradiction entre leurs valeurs et leurs actes.

Peut-être Deleuze avait-il eu vent du poème de Darwich- «Le dernier discours de l’homme rouge» – quand il a rédigé son billet sur «Les Indiens de Palestine» où presque tout est dit[1]. Elias Sambar, son traducteur, devrait le savoir. Mais, si la comparaison avec la destruction et l’écartement des Indiens nord-américains va au cœur des choses, il y a bien sûr d’autres lectures – complémentaires – de la proximité des États-Unis avec Israël en tant qu’État.

Né à l’aube de la décolonisation et de l’essor des pays «non alignés» (comme, par exemple, l’Égypte de Nasser), peuplé en majorité de citoyens d’origine européenne, géopolitiquement bien situé pour être «l’œil de Washington au Moyen-Orient», Israël a bénéficié en retour d’une protection inconditionnelle de la part des États-Unis, tandis que nombre de Juifs américains s’indignaient des crimes de guerre perpétrés sur place et menaçaient d’arrêter tout soutien. Par États-Unis, il faut entendre, à l’époque, un pays pratiquant l’apartheid et préférant ordinairement la guerre à la diplomatie.

Israël a malheureusement marché dans les pas de son puissant protecteur, au point de violer l’embargo décrété par l’ONU, en 1977, sur les armes à destination de l’Afrique du Sud. Ce n’est qu’à partir de 1986 que les USA ont rejoint le mouvement anti-apartheid. Mais l’essentiel est ailleurs. Lorsque les colonisateurs hispano-chrétiens ont conquis une part du Nouveau-Monde et exploité comme du bétail et jusqu’à la mort une part de ses habitants, cela n’a pas manqué d’entrer en conflit avec leurs valeurs évangéliques : il n’est pas acceptable de traiter ainsi son «prochain», tout comme il est difficile de louvoyer avec ces principes.

Malaisé néanmoins de renoncer à tant d’avantages. La solution proprement déshumanisante, on le sait, n’a pas tardé : ce «prochain» apparent – cette «image de moi-même» – n’en était pas un. Une simple illusion d’optique. Car ces bipèdes indiens étaient, en fait, dépourvus d’«âme» («Controverse de Valladolid»,1550). Pas besoin dès lors de les traiter comme des humains. C’est de la même façon, à peine décalée, que les westerns des années cinquante mettaient en scène les cruels «Peaux-Rouges», affreusement peinturlurés et fondant avec sauvagerie sur les paisibles chariots de pieux protestants — lesquels avaient simplement décidé de s’offrir leurs terres ancestrales.

La transposition n’est pas difficile. «Terroristes», «envahisseurs», «nazis», «animaux à deux pattes», «bêtes sauvages» … Ainsi en va-t-il, en Palestine, de la déshumanisation de celles et ceux qu’on a dépossédés par la terreur, et qui ont l’audace de protester. On pense inévitablement au sort du pauvre Grégor– transformé peu à peu en cafard pour finir écrasé- dans La Métamorphose de Kafka (1912). Mais ce destin cadre mal avec le cœur éthique de la Torah: Aimez l’étranger car au pays d’Égypte vous fûtes des étrangers. (…) Tu n’exploiteras pas le salarié humble et pauvre, qu’il soit d’entre tes frères ou étranger. (…) Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé, ton Dieu, t’en a racheté Devarim», «Paroles», «Deutéronome», second exposé de la Loi, X, 16-19).

«Zakhor, souviens-toi !».Cet impératif, martelé par «Dieu», résonne cruellement pour qui n’en veut rien savoir. Il est urgent, pour l’éluder, de délégitimer tout interlocuteur critique et de faire la police des mots qui pourraient déciller les yeux. Qu’on pense à la façon «autorisée» de nommer les événements du «7 octobre», sous peine d’excommunication ; au désarroi de Delphine Horvilleur, s’interdisant toute contextualisation et se raccrochant à Bernard-Henri Lévy ; au cynisme du Grand-Rabbin de France, Haïm Korsia, quand il déclare : «Je n’ai absolument pas à rougir de ce qu’Israël fait dans la façon de mener les combats. (…) Tout le monde serait bien content qu’Israël finisse le boulot.» (BFM TV, 26 août 2024) — comme si la nature de ce «boulot» n’était pas parfaitement documentée. Ni nommée.

C’est au fil de ces dénis que se scelle peu à peu ce que les thérapeutes des familles et des groupes (comme le psychanalyste René Kaës) appellent un «pacte dénégatif». Une police implicite de la pensée, qui permet à chacun de garder l’illusion de ses valeurs tout en les foulant aux pieds. Si, dans le cas présent, ce système de défense évite d’avoir à faire le deuil d’une image idéalisée d’Israël, son prix s’avère exorbitant. Il se paie, en effet, d’une myriade de clivages individuels qui mobilisent l’affect au détriment de la pensée. À la longue, il ne reste plus, dès qu’on approche du «terrain sensible», qu’une rhétorique d’évitement faite d’indignation, de procès d’intention, de dénonciation, et de disqualification de l’interlocuteur. Les faits ici importent peu, surtout s’ils sont impardonnables. Ce qui importe, c’est de ne pas nommer les choses. On comprend qu’il faille écarter l’UNRWA, ce fâcheux témoin de la Nakba. On comprend qu’il faille discréditer le journal Le Monde, et diaboliser le Haaretz. Mais il est clair que cette violence contre l’autre est d’abord une violence contre soi. Une réaction auto-immune. Une peine perdue aussi, car les faits sont têtus.

Soutenir véritablement Israël n’est certes pas laisser un État, qui mine ses propres fondements, s’enliser dans l’autodestruction. C’est ne pas laisser gagner Hitler. C’est protéger la pensée. C’est donner la parole aux morts pour épargner les morts à venir. C’est prêter l’oreille à Mahmoud Darwich:

Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts.[2]

Francis Martens *

17 décembre 2024

*Psychologue, anthropologue, psychanalyste

Premier regard

Les Palestiniens : les Indiens d’Israël (Gilles Deleuze, 1984[3])

D’un bout à l’autre, il s’agira de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne devait plus être, mais n’avait jamais été. Les conquérants étaient de ceux qui avaient subi eux-mêmes le plus grand génocide de l’histoire. De ce génocide, les sionistes avaient fait un mal absolu. Mais transformer le plus grand génocide de l’histoire en mal absolu, c’est une vision religieuse et mystique, ce n’est pas une vision historique. Elle n’arrête pas le mal ; au contraire, elle le propage, elle le fait retomber sur d’autres innocents, elle exige une réparation qui fait subir à ces autres une partie de ce que les juifs ont subi (l’expulsion, la mise en ghetto, la disparition comme peuple). Avec des moyens plus « froids » que le génocide, on veut aboutir au même résultat.

Les USA et l’Europe devaient réparation aux juifs. Et cette réparation, ils la firent payer par un peuple dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y était pour rien, singulièrement innocent de tout holocauste et n’en ayant même pas entendu parler. C’est là que le grotesque commence, aussi bien que la violence. Le sionisme, puis l’État d’Israël exigeront que les Palestiniens les reconnaissent en droit. Mais lui, l’État d’Israël, il ne cessera de nier le fait même d’un peuple palestinien. On ne parlera jamais de Palestiniens, mais d’Arabes de Palestine, comme s’ils s’étaient trouvés là par hasard ou par erreur. Et plus tard, on fera comme si les Palestiniens expulsés venaient du dehors, on ne parlera pas de la première guerre de résistance qu’ils ont menée tout seuls. On en fera les descendants d’Hitler, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le droit d’Israël. Mais Israël se réserve le droit de nier leur existence de fait. C’est là que commence une fiction qui devait s’étendre de plus en plus, et peser sur tous ceux qui défendaient la cause palestinienne. Cette fiction, ce pari d’Israël, c’était de faire passer pour antisémites tous ceux qui contesteraient les conditions de fait et les actions de l’État sioniste. Cette opération trouve sa source dans la froide politique d’Israël à l’égard des Palestiniens.

Israël n’a jamais caché son but, dès le début : faire le vide dans le territoire palestinien. Et bien mieux, faire comme si le territoire palestinien était vide, destiné depuis toujours aux sionistes. Il s’agissait bien de colonisation, mais pas au sens européen du XIXe siècle : on n’exploiterait pas les habitants du pays, on les ferait partir. Ceux qui resteraient, on n’en ferait pas une main-d’œuvre dépendant du territoire, mais plutôt une main-d’œuvre volante et détachée, comme si c’étaient des immigrés mis en ghetto. Dès le début, c’est l’achat des terres sous la condition qu’elles soient vides d’occupants, ou vidables. C’est un génocide, mais où l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation géographique : n’étant que des Arabes en général, les Palestiniens survivants doivent aller se fondre avec les autres Arabes. L’extermination physique, qu’elle soit ou non confiée à des mercenaires, est parfaitement présente. Mais ce n’est pas un génocide, dit-on, puisqu’elle n’est pas le « but final » : en effet, c’est un moyen parmi d’autres.

La complicité des États-Unis avec Israël ne vient pas seulement de la puissance d’un lobby sioniste. Elias Sanbar a bien montré comment les États-Unis retrouvaient dans Israël un aspect de leur histoire : l’extermination des Indiens, qui, là aussi, ne fut qu’en partie directement physique. Il s’agissait de faire le vide, et comme s’il n’y avait jamais eu d’Indiens, sauf dans des ghettos qui en feraient autant d’immigrés du dedans. À beaucoup d’égards, les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens d’Israël.

Deuxième regard

Le dernier discours de l’homme rouge (Mahmoud Darwich, 1992[4])

1) Ainsi, nous sommes qui nous sommes dans le Mississippi. Et les reliques d’hier nous échoient. Mais la couleur du ciel a changé et la mer à l’Est a changé. O maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui parlent aux arbres de la nuit ? Elevée est notre âme et sacrés sont les pâturages. Et les étoiles sont mots qui illuminent… Scrute-les, et tu liras notre histoire entière : ici nous naquîmes entre feu et eau, et sous peu nous renaîtrons dans les nuages au bord du littoral azuré. Ne meurtris pas davantage l’herbe, elle possède une âme qui défend en nous l’âme de la terre. O seigneur des chevaux, dresse ta monture qu’elle dise à l’âme de la nature son regret de ce que tu fis à nos arbres. Arbre mon frère. Ils t’ont fait souffrir tout comme moi. Ne demande pas miséricorde pour le bûcheron de ma mère et de la tienne. (…)

3) Nos noms sont des arbres modelés dans la parole du dieu et oiseaux qui planent plus haut que les fusils. Ne coupez pas les arbres du nom, vous qui venez de la mer. Et ne lancez pas vos chevaux flammes sur les plaines. Vous avez votre dieu, et nous, le nôtre. Vos croyances, et nous, les nôtres. N’ensevelissez pas Dieu dans des livres qui vous ont fait promesse d’une terre qui recouvre la nôtre. Ne faites pas de Lui un huissier à la porte du roi.

Prenez les roses de nos rêves pour voir ce que nous voyons de joie ! Et sommeillez au-dessus de l’ombre de nos saules, pour vous envoler mouettes et mouettes, ainsi que s’élancèrent nos pères bienveillants avant de revenir paix et paix. Il vous manquera, ô Blancs, le souvenir de l’adieu à la Méditerranée et vous manquera la solitude de l’éternité dans une forêt qui ne débouche point sur un abîme, et la sagesse des brisures. Et il vous manque une défaite dans les guerres. Et un rocher récalcitrant au déferlement du fleuve du temps véloce.

Et il vous manquera une heure pour une quelconque contemplation, pour que grandisse en vous un ciel nécessaire à la tourbe, une heure pour hésiter devant deux chemins. Euripide un jour vous manquera, et les poèmes de Canaan et des Babyloniens, et les chansons de Salomon à Shulamit. Et vous manquera le lys sauvage pour la nostalgie, et vous manquera, ô Blancs, un souvenir qui apprivoise les chevaux de la démence et un cœur qui racle les rochers afin qu’ils taillent dans l’appel des violons.

Et il vous manque et manque l’hésitation des armes. Et s’il faut nous tuer, ne tuez point les êtres qui avec nous d’amitié se lièrent et ne tuez pas notre passé. Et il vous manquera une trêve avec nos fantômes dans les nuits stériles, un soleil moins enflammé, une lune moins pleine, pour que le crime apparaisse moins fêté sur vos écrans. Alors prenez tout votre temps pour la mise à mort de Dieu. ( … )

7) Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts.

Troisième regard

Mahmoud Darwich

Regarder en arrière – Le chef Seattle, 1854

Mahmoud Darwich (1941-2008) paraphrase dans ce poème la transcription du discours adressé, en 1854, par le chef indien Seattle au gouverneur local de l’actuel état de Washington, après que son peuple fut spolié de sa terre par les colons — malgré les traités. L’homme blanc, dit notamment Seattle, «traite sa mère la terre, et son frère le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre, comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu’un désert. (…) La Terre n’appartient pas à l’homme, l’homme appartient à la Terre». Un discours aux accents familiers pour tout lecteur de la Torah, car «La terre [dit Dieu] m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes» (Lévitique, XXV, 23).

[1]«Grandeur de Yasser Arafat» (1984), in Deux régimes de fous, Éditions de Minuit, 2003.

[2]Mahmoud Darwich (1941-2008), «Le dernier discours de l’homme rouge» (1992), in La terre nous est étroite, Gallimard, 2000, 286-294. Mahmoud Darwich devait présider le festival culturel Masarat (Itinéraires) Palestine, organisé en 2008, sous le patronage de la Communauté Française de Belgique — mais la maladie l’en a empêché et il est décédé peu après. Durant la préparation du festival, la directrice des «Halles de Schaerbeek» – épicentre de l’événement – a reçu la visite de l’ambassadeur d’Israël. Il venait lui demander des comptes. Peu satisfait, l’ambassadeur a clôturé l’entretien sur ces mots : «Je ne vous menace pas, mais …» (communication personnelle). Les Actes du colloque tenu aux Halles ont paru dans ah ! Revue de l’université de Bruxelles, 7&8, octobre 2008, sous la direction de Adila Laïdi-Hanieh et Jacques Sojcher, sous le titre : «Palestine. Rien ne nous manque ici».

[3]Gilles Deleuze, «Grandeur de Yasser Arafat» (1984), in Deux régimes de fous, Éditions de Minuit, 2003, 221-225, extraits.

[4]Mahmoud Darwich, «Le dernier discours de l’homme rouge», in La terre nous est étroite, NRF, 2000, extraits.Traduction depuis l’arabe – Palestine – par Elias Sanbar.