Entretien avec Lara et Stephen Sheehi
Psychanalyse sous occupation – Pratiquer la résistance
en Palestine¹
14 avril 2022
Elias Jabre : Dans votre ouvrage, vous décrivez comment la psychanalyse est utilisée par les cliniciens palestiniens comme une forme de résistance, et vous vous appuyez sur de nombreuses références, Fanon, la psychothérapie institutionnelle, etc. Les avez-vous rencontrées au cours vos études décoloniales-postcoloniales à l’Université américaine ? Sont-elles issues de votre héritage arabe et libanais de gauche ? De vos propres recherches ?
Stephen et Lara Sheehi : Nous avons commencé à lire Fanon et à nous intéresser à la psychanalyse révolutionnaire il y a des décennies, cela nous est venu comme une nécessité politique, et oui, également, en tant Libanais Arabes, mais aussi, en tant que sujets racialisés, nous étant consacrés aux luttes révolutionnaires et de libération depuis le début de notre vie d’adulte. Bien que nous ayons tous deux découvert Fanon au cours de nos études supérieures respectives, à des décennies d’intervalle, nous en sommes également venus à comprendre aujourd’hui que nous avions une connaissance viscérale de Fanon, avant même de connaître son œuvre de façon formelle, étant l’un comme l’autre, à partir de contextes différents, des sujets Arabe Libanais racialisés issus de la colonisation. En d’autres termes, en tant que psychologue clinicienne (Lara) et théoricien de la culture (Stephen), nous avons trouvé Fanon sur notre chemin au moment où nous étions l’un comme l’autre façonnés idéologiquement par le milieu universitaire, de même que nous étions alignés sur un type spécifique de subjectivité. Au lieu d’intérioriser cette position sans la mettre en question, le travail de Fanon nous a aidés à creuser un espace pour comprendre les configurations historiques liées aux hiérarchies raciales aux États-Unis, ainsi que leurs effets psychiques et les conditions matérielles qui en résultent.
L’œuvre de Fanon a été particulièrement importante pour nous, étant des universitaires engagés politiquement dans la lutte pour la libération de la Palestine et dans les luttes anti-impérialistes contre l’empire américain. Son travail a donc représenté une sorte de « retour à la maison ». Joël Kovel nous rappelle que la thérapie est un acte politique en soi : nous commençons, dit-il, par la « maladie », et en comprenant notre aliénation, nous nous changeons nous-mêmes et nous changeons le monde. D’une certaine manière, Nkruma dit quelque chose de similaire à propos de la psychologie en révélant qu’elle peut faire ressortir de nous des éléments dont nous ignorions qu’ils nous rendaient aliénés ou malheureux. Mais en introduisant cette connaissance dans le monde, nous sommes confrontés au choix de changer l’économie morale collective autour de nous en vue d’une libération individuelle. Quand on aborde la psychanalyse sous cet angle, comment ne pas voir Fanon parler de façon organique à la Palestine et aux cliniciens palestiniens ?
Plus précisément, l’œuvre de Fanon a fourni un savoir viscéral, une affirmation et une validation de ce qu’est la désaliénation et, surtout, il a donné un langage psychanalytique distinct aux pays du Sud Global (the Global South) pour saisir pourquoi le champ psychanalytique, dans l’ensemble, s’accroche à la normativité et affirme que les politiques de race et de classe n’appartiennent pas à l’espace psychique ou clinique.
Et plus important encore, Fanon et d’autres psychanalystes révolutionnaires nous ont aidés à maintenir l’espace d’une expérience racialisée et colonisée, comme ils nous ont donné un modèle d’engagement éthique lié au moment sociopolitique, non pas comme un « travail » qui nous distrairait, mais plutôt comme une partie intégrante et constitutive de l’être et de la vie des chercheurs engagés que nous sommes. Ici, l’œuvre met en lumière le potentiel libérateur d’une analyse implacable des dégâts causés par le colonialisme et la suprématie blanche, de même qu’il fait savoir que des mondes de vie (life-worlds, Lebenswelt) sont possibles au-delà de ceux dictés par les systèmes oppressifs.
¹Psychoanalysis under occupation – Practicing Resistance in Palestine, 2021, Londres, Routledge, 232 Cet entretien prolonge celui donné pour le Collectif de Pantin et mené avec Sophie Mendelsohn, accessible sur https://www.collectifdepantin.org/
Voir également, infra, le LVU consacré à ce livre en fin de volume.