La franchise de Moshe Dayan

Par : Francis Martens

Le 30 janvier 2025

On parle quelquefois de «pogrom» à propos de l’attaque de représailles du Hamas du 7 octobre 2023. Mais méfions-nous des images hâtives, et des façons de nommer les choses qui occultent la pensée au profit des affects — ce qui est l’objectif constant de toute propagande.

Le terme de «pogrom» a une dimension xénophobe. Il s’est appliqué initialement aux exactions contre les Juifs de Russie au tournant du XIXème siècle. En ce qui concerne aujourd’hui les Gazaouis, il s’agit dans leur chef de représailles terroristes – faute de protection par le Droit International et en l’absence de tout autre moyen de défense – de la part d’une population violentée par le terrorisme d’un État voisin.L’origine ethnique de cet état importe peu. Toute population spoliée sans compensation, subissant depuis tant années une violence ininterrompue et sans recours, en viendrait à détester son oppresseur — quelle que soit sa nationalité. Le terme «pogrom» semble donc peu adéquat, même si la situation peut raviver de vieux fantasmes antisémites. Et surtout si l’oppresseur, comme c’est le cas, proclame que c’est en tant qu’«État-nation du peuple juif» qu’il vous dépossède. Mais en réalité, s’agirait-il de l’«État-nation du peuple breton», la haine en retour serait la même.

Il est d’autant plus utile d’évoquer l’étonnante «franchise» de Moshe Dayan, alors Chefd’État-Major de l’armée israélienne – mais ce pourrait-être de n’importe quelle autre armée – lors des funérailles de RoïRotberg : un jeune-homme tombé dans une embuscade près du kibboutz de Nahal Oz, en avril 1956, à deux pas de Gaza. «Ne jetons pas la pierre aux assassins», déclare Dayan, «Pourquoi nous plaindre de la haine qu’ils nous portent ? Cela fait huit ans qu’ils sont assis dans les camps de réfugiés de Gaza et qu’ils voient, de leurs propres yeux, comment nous avons fait une patrie du sol et des villages où eux et leurs ancêtres habitaient autrefois. Ce n’est pas aux Arabes de Gaza que nous devons demander le sang de Roï, mais à nous-mêmes. Comme nos yeux sont fermés à la réalité de notre destin, refusant de voir le destin de notre génération dans toute sa cruauté».

Il faut dès lors préciser que, si le terrorisme est en soi haïssable, certains actes terroristes semblent plus légitimes que d’autres. Il n’y a manifestement aucune symétrie entre la violence des Palestiniens – victimes d’une oppression et d’une dépossession continue depuis 1948 – et celle des Israéliens, agissant en toute impunité au fil de crimes de guerre et de violations répétées du droit international. Ici, les deux poids-deux mesures sont la règle : les victimes sont stigmatisées et les agresseurs encouragés — notamment par l’Union Européenne.Sans oublier le blanc-seing américain en contrepartie d’une inféodation totale aux intérêts de Washington.

Par-delà le pathos et la propagande, qui voudraient qu’on ne réagisse au mot «Hamas» que par des affects d’exécration et d’effroi – justifiant une extermination préventive – il importe de distinguer entre «actes terroristes» et «organisations terroristes». Habituellement, les puissances occupantes qualifient d’«actes terroristes» – quel que soit leur degré de violence – les actions de résistance de populations sous contrainte, n’ayant de recours possible ni dans la résistance armée, ni dans l’appel aux normes juridiques. En ce qui concerne les Palestiniens, il faut souligner que si la violence des actes commis par eux n’est déjà qu’un faible écho de celle de leurs oppresseurs, le contexte qui leur donne sens est sans aucun rapport.De même pour le nombre de victimes. Ainsi en 12 ans, de 2008 à 2020, selon l’OCHA (bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires), le nombre de Palestiniens tués en Israël et en Palestine occupée s’élève à 5590 morts contre 251 du côté israélien. Rappelons qu’en octobre 2023, sur les 2 300 000 habitants de la bande de Gaza, 47% sont des enfants, et 2/3 des réfugiés ou descendants de réfugiés de la Nakba. Selon l’UNICEF, durant la seule première semaine de 2025, 74 enfants ont déjà été tués. Fin janvier 2025, le nombre des victimes avoisine les 50 000 : une évaluation largement sous-estimée (40%) selon une correspondance argumentée, hébergée en juillet 2024 par la revue médicale de référence The Lancet : https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-67362401169-3/fulltext.

Par-delà une rhétorique victimaire unilatérale, tout ceci remet à l’échelle le massacre du «7 octobre», tout comme d’ailleurs l’attentat du «11 septembre» aux États-Unis. Pour les survivants, ces deux événements ont en commun un effet traumatisant, suite à une intrusion violente et à l’impréparation des victimes (ce qui est classique en matière de traumatisme), de même qu’un effet de vacillement, brouillant les cartes suite à une violation inattendue de la «règle du jeu». Pour une fois en effet – sans avertissement – c’est moi qui subis ce qu’au jour le jour, sans état d’âme, j’inflige impunément à autrui depuis des décennies. Quant au destin du Hamas – couvé par Israël pour faire obstacle au Fatah et contrecarrer une solution à deux états qui empêcherait toute extension territoriale-il n’est pas sans rappeler la légende du Golem : ce serviteur redoutable, pétri de glaise et d’incantations, mais qui devait échapper à son maître – le rabbin Loew – en semant la violence et la confusion dans les ruelles obscures de Prague. Une indiscipline qui devait se solder par son anéantissement.

Une telle fantasmagorie n’est pas plus imaginaire que le fantasme de la «Terre Promise», ou que le récit de «l’attentat-suicide» de Samson contre les habitants de Gaza. «Chimchon» est réputé avoir tué en un moment ultime (écroulement, provoqué sur lui-même et sur d’autres, du temple de Gaza) plus de «Philistins» – d’habitants de Palestine – que durant toute sa vie (Livre des Juges, XVI, 23-30). Or, il y en avait pas mal. Aucun écolier d’établissement laïc israélien ne semble échapper à ce morceau de bravoure, comme en témoigne le film bien documenté du réalisateur israélien Avi Mograbi : Pour un seul de mes deux yeux, 2005. Dans les milieux religieux, les enfants sont bercés par des récits tribaux où un dieu vengeur et guerrier organise personnellement la conquête et l’éradication génocidaire de la cité d’une autre tribu (siège et extermination de Jéricho, livre de Josué, VI). Notons que Samson, pour sa part, s’était déjà illustré par l’arrachage des portes de Gaza et par l’incendie techniquement innovant[1] de champs cultivés par les Philistins. Une sorte de pogrom qui semble avoir repris vigueur aujourd’hui. «Selon le groupe de défense [israélien] des Droits de l’Homme Yesh Din, des groupes d’extrémistes juifs obligent les agriculteurs palestiniens à prendre la fuite, les empêchant de travailler, volant les récoltes d’olives et du matériel agricole, abattant les oliviers. (…) Au cours du week-end de Yom Kippour, Yesh Din a fait savoir qu’il y avait eu une série d’attaques qui avaient pris pour cible des oliveraies situées dans les villages palestiniens de Yassuf, Turmus Aya, Yatma, Beit Furik, Jalud, Ramin, BaytLid et Mughayyir et dans leurs environs. (…) Jeudi, le ministère de la Santé de l’Autorité palestinienne a fait savoir qu’une femme de 59 ans avait été tuée par des tirs de l’armée israélienne alors qu’elle cueillait des olives.»(Times of Israël, 20 octobre 2024).

https://fr.timesofisrael.com/des-residents-dimplantations-incendient-des-maisons-des-poulaillers-et-des-champs-dans-le-nord-de-la-cisjordanie/.

En tout état de cause, la franchise abrupte de Moshe Dayan est moins aliénante que la logique insidieuse du «Chaudron», toujours opérante de nos jours. C’est Freud, en 1905, dans son essai sur «Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient» qui nous rappelle ce type d’argumentation: Un homme se plaint de ce que le chaudron qu’il a  prêté lui soit revenu troué. Mais l’emprunteur ne se laisse pas démonter : — D’abord, ce chaudron tu ne me l’as jamais prêté ! — Ensuite, je te l’ai rendu intact ! — Et d’ailleurs, il était déjà percé quand je te l’ai emprunté. On se rend compte de ce que ce crescendo ne crédite pas vraiment son auteur : — D’abord, ce territoire était désert ! — Ensuite, ce sont les habitants qui ont voulu partir ! — Et d’ailleurs, ce sont ces musulmans qui nous l’avaientvolé !  (sic).

[1]  Lâcher de renards à la queue enflammée dans les champs de l’adversaire.

EN BREF La violence des Palestiniens est sans commune mesure avec celle – occultée et anonymisée – qu’ils subissent depuis des décennies. Des discours de propagande mobilisant l’affect contre la pensée, l’inversion de la position de victime, l’exaltation de mythes bibliques hors réalité, contrastent avec la franchise de Dayan — à une époque où l’aveu de la violence supplantait le discours pervers.