Laissez le jugement à Dieu
Propos de Samah Jabr traduits par Martine Charlery
La psychiatre et psychothérapeute Samah Jabr a le souci, dans le cadre de sa fonction au ministère de la santé palestinien, de la formation des imams et dirigeants religieux, en tant qu’acteurs du réseau communautaire qui bénéficient d’une grande crédibilité auprès de patients souffrant de troubles psychiques et de leurs proches.
Ce souci, comme la prise en compte conjuguée — dont Samah Jabr témoigne — de la clinique et des références théologiques, résonne profondément avec la raison d’être de Traverses telle que nous essayons de l’honorer, depuis la création de l’association, avec les acteurs pastoraux. « Écoutons-la déployer sa position dans le champ des conduites suicidaires. »
Une mère vint me voir après le suicide de son fils. En quête de consolation et d’apaisement, elle avait consulté un « Sheikh » (imam imposteur) qui il lui avait affirmé que le Prophète aurait dit : « celui qui, à dessein, se jette d’une montagne et se tue, tombera en enfer et y restera pour l’éternité. Celui qui se tue en avalant un poison, le gardera dans sa main et le boira éternellement dans le feu de l’enfer. Celui qui se tue avec une arme de fer, la gardera en main et s’en frappera le ventre en enfer où il demeurera éternellement ». Après avoir entendu ces paroles, cette mère avait été profondément traumatisée, et avait sombré dans une dépression sévère et chronique… Dans un autre cas l’imam d’un village palestinien avait refusé de prier pour un jeune homme qui s’était suicidé, et retardé sa sépulture, jusqu’à ce qu’un petit groupe de villageois plus éclairés prennent sur eux d’enterrer le jeune homme dans le cimetière du village. Nous entendons aussi rapporter des cas où des personnes porteuses de symptômes psychiatriques, ayant cherché des soins auprès d’autoproclamés leaders religieux, se sont vus appliquer des protocoles de soins incluant des bastonnades « pour expulser les esprits mauvais » — et causant ainsi de grandes souffrances physiques et psychologiques, ou retardant l’accès à des soins professionnels jusqu’à l’issue fatale.
Je ne suis pas en train de dire que le suicide serait « permis » : au contraire, je constate que l’interdit religieux est « le meilleur agent de prévention » qui soit. Je vois tous les jours dans ma clinique des personnes qui désespèrent de la vie, et sont seulement retenus de passer à l’acte par l’interdit divin. Je dénonce plutôt la diffamation des personnes suicidaires.
L’ostracisme et les jugements sévères qui s’abattent sur ceux que l’interdit religieux n’a pas retenus de se supprimer, font peser la honte sur les proches qui ne peuvent plus que supporter seuls leur douleur. Nous ne savons tout simplement pas quel état psychique peut amener une personne au bord du suicide ; mais nous avons appris, des sources religieuses, qu’un sujet qui souffre par la volonté d’un Dieu tout-puissant est exempté des obligations qui incombent aux bien portants. Par conséquent, j’en appelle au peuple et à ses leaders religieux pour qu’ils « laissent le jugement à Dieu ».
La tradition musulmane est du côté de la miséricorde
Contrairement à une idée trop répandue, rien dans la littérature musulmane n’affirme que le suicidaire est un infidèle ; bien au contraire, on y trouve la preuve inverse. Dans le Sahih Muslim (un des six plus grands recueils, dans l’islam sunnite, des traditions relatives aux actes et paroles de Mahomet et de ses compagnons) on lit que Jaabir ibn Samurah (un compagnon de Prophète) a rapporté ceci : un homme qui s’était tué à l’aide d’une large flèche acérée fut amené au Prophète, qui n’offrit pas pour lui la prière funèbre. Des érudits tels que Ibn Shihab al-Zuhri expliquèrent que cette tradition est à comprendre comme un frein au suicide ; comme le Prophète n’avait pas offert la prière funèbre pour celui qui était en faute, le Compagnon l’offrit sur l’ordre du Prophète. De nombreux savants pensent que les morts par suicide doivent être traités selon les dispositions relatives aux défunts musulmans — et ainsi il ou elle est lavé(e), recouvert(e), objet de prières pour que la miséricorde soit sur lui ou elle, et enterré(e) dans un cimetière musulman.
Enseignement pour les imams
Des liens étroits existent entre la maladie mentale (dépression, psychose, addictions) avec ses facteurs aggravants sociaux et affectifs, et le passage à l’acte suicidaire. En Palestine, l’absence de lignes téléphoniques dédiées entrave à la fois la prise en charge d’urgence et la recherche : et le phénomène suicidaire, illégitime et caché, s’étend dans l’ombre, empêchant toute véritable prévention.
La religion influe sur les conduites, les croyances, les vécus douloureux, et peut donner du sens à la souffrance psychique et générer la capacité à lui faire face. La foi en une puissance et un sens transcendants peut aider un sujet à être moins sidéré par ses problèmes personnels.
Et le docteur Jabr rappelle à quel point il est important que l’entourage des personnes en souffrance, mais aussi les leaders religieux — que la population respecte et estime, n’hésitent pas à les interroger sur l’existence de pensées suicidaires. Cette attitude, loin d’être incitative comme cela est souvent craint, manifeste un intérêt, une reconnaissance qui peut sauver des vies : tant il est vrai que l’écoute est infiniment plus efficace que les sermons ou les menaces… Parler de suicide ne signifie pas qu’un sujet est mauvais, ou piètre croyant, ou décidé à mourir : mais que sa souffrance est au-delà du supportable. Il convient d’abord de manifester qu’on écoute et comprend ces sentiments et leurs sources, puis de donner l’espoir qu’ils peuvent s’amender, avec la confiance que de l’aide est possible dans l’immédiat et à long terme… et finalement de tenter de convaincre que le suicide représenterait une tragique solution définitive à un problème temporaire. Le docteur Jabr conseille aux acteurs religieux de ne pas accepter de garder le secret sur des intentions suicidaires, de s’assurer de la mise en sécurité des personnes, de ne pas hésiter si besoin à prévenir leurs proches pour chercher l’aide de professionnels, d’assurer au sujet que la porte sera toujours ouverte — tant il est vrai que les idées suicidaires ne disparaîtront pas sans de substantiels changements personnels et des conditions de vie… que même des sujets qui vont mieux peuvent de temps à autre, et sur de longues périodes, être assaillis par de nouvelles idées noires, et doivent être assurés de l’accueil et du soin sans faille de leur entourage. Et elle prône la formation, la supervision et le soutien continus des conseillers spirituels, aux fins de rendre leur soutien aux sujets plus efficace, mais aussi de les protéger eux-mêmes des effets délétères de ces accompagnements difficiles.
Un discours religieux du côté de la confiance
Elle souligne qu’un discours religieux fondé sur la confiance et la réassurance soulage la souffrance dépressive et l’angoisse, facilite la compliance aux soins et contribue à la prévention du suicide en offrant de l’espoir. À l’inverse, est contre-productif un discours source de peur et de culpabilité. « Le Prophète dit : ne rendez pas les questions religieuses lourdes pour le peuple, donnez-leur de bonnes nouvelles, ne les expulsez pas (de l’islam) ». Elle propose dans ce sens un recueil de références solides dans l’authentique littérature religieuse. Elle insiste sur l’importance d’entourer les familles des malades décédés, de savoir adapter le culte du vendredi pour parler de la question, d’accompagner dans les groupes l’élaboration des sentiments négatifs qui surgissent toujours dans ces situations, bien différents de ce qui arrive dans les cas de décès par maladie ou accident. Un être qui choisit de mettre délibérément fin à sa vie essaie en réalité de mettre fin à une insupportable douleur, et c’est cela qui entraîne un traumatisme si sévère, tant de culpabilité, d’angoisse et d’esseulement à ceux qui restent. Ainsi les leaders religieux seront pleinement associés à l’effort national pour mettre en place une stratégie pertinente pour la prévention du suicide auprès la population palestinienne.
Article publié dans la revue Souffles de l’association TRAVERSES, octobre 2020, intitulé « Et maintenant ? »